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MYNSICHT La Parabole

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LA PARABOLE

HADRIANUS A MYNSICHT

(Adrian von Mynsicht) (Hinricus Madathanus) (Adrian Seumenicht)


Comme je me promenais dans une belle et jeune forêt verte, en méditant et en me lamentant sur les difficultés de cette vie, et en examinant aussi comment nous avions pu  arriver à tant de misères et de chagrins après l’effroyable chute de nos premiers parents, je laissai soudain la route habituelle pour parvenir, je ne sais trop comment, sur un sentier étroit des plus raboteux, vierge de tout pas, difficile et envahi de tant de broussailles et de ronces que l’on voyait bien qu'il ne servait que bien rarement. En voyant cela, je fus saisi de crainte et voulus revenir sur mes pas. Mais cela me fut impossible car un fort vent s’était mis à souffler si puissamment derrière moi que j’avançais de dix pas pour n’en revenir que d’un. Je dus donc continuer malgré les difficultés du chemin.

Après avoir ainsi avancé pendant un bon moment, je parvins enfin à un magnifique pré enclos de beaux arbres chargés de fruits, que les habitants nommaient le Champ du Bien-Heureux. Là, je rencontrai un groupe de vieillards à la barbe blanche comme neige, parmi lesquels se trouvait un jeune homme avec une barbe noire en pointe. Il y avait aussi homme plus jeune encore dont je connaissais le nom mais dont le visage m’était inconnu. Ces hommes s’entretinrent de beaucoup de choses et en particulier d'un très haut et grand secret de la Nature, que Dieu cache à la multitude et ne révèle qu’aux rares individus qui L'aiment. Je les écoutai longuement et leurs paroles me plurent infiniment. Mais quelques-uns d’entre eux semblèrent à voix basse parler bien sottement, en vérité non sur les objectifs ou sur la méthode, mais sur des paraboles, des similitudes et autres futilités. Ils suivaient en cela les fictions d'Aristote, de Pline et de bien d’autres qui se copiaient les uns des autres. En entendant cela, je ne pus retenir ma langue plus longtemps, et je me manifestai pour répondre à toutes ces futilités en me basant sur l'expérience; alors beaucoup m'écoutèrent, et pour me jauger dans leur spécialité, ils me firent subir quelques tests des plus difficiles. Mais mes bases étaient si bonnes que je réussis avec tous les honneurs, ce qui les stupéfia. Alors ils m'acceptèrent dans leur Confrérie à l’unanimité et j’en fus fort réjoui.

Cependant ils dirent que je ne pourrais pas devenir un de leurs confrères à part entière tant que je ne connaîtrais pas leur Lion et que je ne saurais pas parfaitement ce qu'il pouvait faire intérieurement et extérieurement. Je devais donc rapidement m’occuper à le rendre docile avec moi. Avec aplomb, je leur promis que je ferais de mon mieux car j’aimais tellement leur compagnie que je n'aurais voulu les quitter pour rien au monde. 

Ils me menèrent donc au Lion en me le décrivant très soigneusement. Mais ce que je devais d'abord faire avec lui, personne ne devait me le dire. En réalité, certains d'entre eux me firent quelques allusions, mais si confusément que pas une personne sur mille n’aurait pu comprendre. Ils dirent cependant que quand j’aurai attaché le Lion et que je me serai assuré que ses griffes acérées et ses dents pointues ne me nuiraient plus, ils m’entretiendraient de tout le reste. Le Lion était très vieux, très féroce et énorme ; sa crinière jaune garnissait son cou et il paraissait tout à fait invincible. J’en fus grandement atterré et si cela n'eut été que de moi, sans les vieillards qui attendaient autour de moi pour voir comment j’allais commencer, je me serais enfui en courant. Avec assurance je m’approchai du lion qui était dans sa caverne et commençai à le flatter, mais il me fixa si intensément de ses yeux étincelant que j’en faillis mouiller mes chausses. Alors je me rappelai, tandis que nous allions vers la caverne du Lion, qu’un des vieillards m’avait dit que beaucoup avaient tenté de vaincre le Lion mais que très peu avaient réussi. Comme je ne voulais surtout pas échouer, je me souvins de quelques prises de combat que j’avais étudiées avec beaucoup d’application en athlétisme ; en plus j’avais une sérieuse formation en magie naturelle ; alors oubliant les moqueries, j’attaquai le Lion avec tant d’art et de subtilité qu'avant qu'il ne s’en rende compte, j’exprimai le sang de son corps, et même de son cœur. Le sang était d’un beau rouge mais très cholérique. Ensuite, en examinant son anatomie, je découvris plein de choses qui m'étonnèrent grandement : ses os blancs comme neige étaient en plus grande quantité que son sang.

Quand mes vieillards, qui se tenaient autour de la caverne pour m’observer, réalisèrent ce que je venais de faire, ils commencèrent à se disputer entre-eux si violemment que je vis leurs gesticulations. Mais ce qu’ils dirent, je ne pus l’entendre car j'étais trop éloigné vers le fond de la caverne. Et lorsqu’ils élevèrent encore plus le ton, j'en entendis un qui hurla : «  Il doit aussi ramener le Lion à la vie, sinon il ne pourra devenir notre confrère. »

Je voulais éviter des troubles. Aussi, je sortis de la caverne et je traversai un large espace. Ensuite je parvins, je ne sais comment, sur un très haut mur qui s’élevait à plus de cent aunes dans les nuages. Mais tout en haut, il était plus étroit que la largeur d’une chaussure. Du début à la fin de mon parcours mural, une rampe de fer courait le long de son sommet, bien fixée sur de nombreux appuis. Alors que je marchais le long du sommet de ce mur, je crus voir quelqu'un qui cheminait un peu en avant de moi sur le côté droit de la rampe.

Après l’avoir suivi un moment, je vis derrière moi, quelqu'un qui me suivait de l'autre côté de la rampe - à ce jour je ne sais toujours pas si c'était un homme ou une femme - et qui m'appela pour me dire qu'il était préférable de marcher de son côté que du mien. Je le crus aisément car la rampe qui tenait le milieu du mur, rendait le passage si étroit qu’il était difficile d’y cheminer, surtout à une telle hauteur. Ensuite derrière moi, je vis quelques personnes qui suivirent ce conseil. Je passai donc aussi sous la rampe pour changer de côté, en la tenant fermement des deux mains et je continuai sur l'autre bord jusqu'à ce que je parvinsse à un endroit du mur où il était particulièrement dangereux de descendre. Mais je regrettai maintenant de ne pas être resté de l'autre côté, car non seulement je ne pouvais plus repasser sous la balustrade, mais il m’était aussi impossible de revenir pour reprendre l'autre bord. Je rassemblai donc tout mon courage, puis en me confiant à la sûreté de mon pas et en me tenant bien, je descendis sans mal. Après avoir continué un moment, j'oubliai en vérité tous les dangers et ne me rappelai même plus où et comment le mur et la balustrade avaient disparu.
Après être descendu, je vis devant moi un magnifique rosier sur lequel de belles roses rouges et blanches fleurissaient ; cependant les rouges étaient plus nombreuses que les blanches. J'en coupai quelques-unes pour les mettre à mon chapeau.

Je vis bientôt un mur entourant un grand jardin où il y avait de jeunes hommes. Leurs demoiselles auraient bien aimé aussi profiter du jardin, mais elles ne voulaient pas faire le gros effort qu’exigeait la longue marche des abords du mur jusqu’à la porte. Cela me rendit un peu triste et je refis toute la distance que j’avais déjà parcourue, en suivant cette fois un chemin plus aplani, et j’allai si vite que je j'entrai bientôt dans un hameau, où j'espérais découvrir la maison de campagne du jardinier. Je trouvai là de nombreuses personnes ; chacune avait sa propre cellule ; souvent deux personnes  travaillaient ensemble avec lenteur et zèle ; mais chacune avait son propre ouvrage. Il s'avéra pour moi que tout ce qu'ils faisaient, je l’avais déjà fait et que je connaissais tout cela parfaitement. Alors je pensai : « Regarde, si tant de personnes font un travail si vain et si peu soigné pour seulement sauver les apparences en suivant leurs propres idées non fondées sur la nature, alors tu es pardonné toi-même. » Par conséquent, je ne restai pas plus longuement ici car je savais déjà qu'un tel art se consumait en fumée et je continuai donc le chemin qui m’était destiné.

Comme que je me dirigeais maintenant vers la porte du jardin, certains me regardèrent avec méfiance et je craignis qu'ils ne me gênassent dans l’accomplissement de mes projets. D'autres dirent : « Voyez, il souhaite aller dans le jardin, mais nous qui travaillons depuis si longtemps pour son service, nous n’y sommes jamais entrés. Nous allons nous moquer de ses bévues et de sa maladresse. »

Je ne leur prêtai pourtant guère d’attention car je connaissais mieux qu'eux le plan du jardin, bien que je n'y eusse jamais pénétré ; j’allai donc directement vers la porte. Elle était si bien verrouillée que l’on ne pouvait même pas y découvrir de l'extérieur, un trou de serrure. Dans la porte, j’aperçus cependant un minuscule trou rond impossible à distinguer à l’œil nu ; je pensai alors que l’on ne pouvait ouvrir la porte que par là. Je sortis donc mon crochet spécialement prévu à cet effet, je débloquai la serrure et j’entrai.

Après avoir passé la porte, je trouvai encore d’autres portes verrouillées, mais je les ouvrai sans plus de difficultés. Je constatai alors que c'était un vestibule comme il s’en trouve dans les maisons bien faites, d’environ six pieds de large et vingt de long et couvert d’un plafond. Et, bien que les autres portes fussent encore fermées, je vis assez bien le jardin au travers d’elles, sitôt que la première fut ouverte.

Ainsi par la grâce de Dieu je m’aventurai plus avant dans le jardin. Là en son milieu, je découvris un petit parterre de fleurs, en carré de six perches de côté, couvert de rosiers où des roses fleurissaient admirablement. Comme il avait plu et que le soleil brillait, un très bel arc-en-ciel apparut. Après que j’eus quitté le parterre et que j’eus atteint l'endroit où je devais aider les demoiselles – écoutez bien cela – à la place des murs il y avait une clôture basse en clayon. Et la plus belle des demoiselles toute vêtue de satin blanc, accompagnée du plus élégant des jeunes hommes tout habillé d’écarlate, dépassèrent tous deux le jardin de roses en se tenant bras-dessus bras-dessous, les mains chargées de roses parfumées. Je les abordai pour leur demander comment ils avaient passé la barrière. 

« Mon cher jeune époux que voilà m'a aidé à traverser, » me dit-elle, «  et maintenant nous quittons ce magnifique jardin pour nous retrouver ensemble dans notre chambre. »

« Il m’est agréable, » répondis-je, « que vous ayez pu réaliser vos souhaits sans mon aide. Néanmoins remarquez la manière dont j'ai parcouru un aussi long chemin si rapidement, uniquement pour vous servir. » 

Après cela je pénétrai dans un grand moulin aux murs de pierre ; à l’intérieur il n’y avait pas de bacs à farine, ni la moindre chose à moudre ; d'ailleurs par le mur, on voyait bien qu’aucune des roues de moulin ne tournait dans le courant. Alors que je me demandai quelle pouvait en être la raison, un vieux meunier me répondit que le mécanisme du moulin qui était de l'autre côté, était bloqué. Ensuite je vis son assistant s’y diriger par une passerelle couverte et je le suivis de près. Alors que je longeais ce passage, les roues de moulin étant sur ma gauche, je m’arrêtai stupéfié par ce que je vis. Pour l’instant les roues du moulin se situaient au-dessus du niveau du passage, l'eau était plus noire que le charbon bien que les gouttes qui s’en échappaient, fussent blanches, et la passerelle elle-même n’avait pas plus de trois pouces de largeur. Je pris néanmoins le risque de revenir en m’agrippant aux barres qui passaient sur la passerelle; de cette manière je traversai au-dessus de l'eau, sans aucun risque. Ensuite je demandai au vieux meunier combien de roues avait le moulin. Il me répondit : « Dix. » Je ressassai longtemps cette aventure car j’aurai bien aimé en connaître le sens. Mais quand je vis que le meunier ne révèlerait plus rien, je continuai mon chemin. 

Devant le moulin s’élevait une haute colline pavée ; sur son sommet quelques vieillards dont j’ai déjà parlé, marchaient sous le soleil chaud. Ils avaient une lettre de la Confrérie et en discutaient entre-eux. Je devinai aussitôt que le contenu devait me concerner ; aussi allai-je vers eux et leur demandai :  «  Messieurs, ce que vous lisez là me concerne-t-il ? »

« Oui, » répondirent-ils « vous devez poursuivre votre vie conjugale avec la femme que vous venez d’épouser sinon nous en ferons le rapport au Prince. »

Je leur dis : « Ne craignez rien car nous sommes nés ensemble, pour ainsi dire, et nous avons aussi été élevés ensemble ; et puisque je l'ai épousée, je désire la garder pour toujours, et la mort même ne nous séparera pas. Voyez, je l’aime de tout mon cœur. »

« Alors de quoi nous plaignons-nous ? » demandèrent-ils, « La jeune mariée est heureuse et nous savons que son plus cher désir est que vous restiez unis. »

« J’en suis fort heureux. » répondis-je.

 « Et puisqu’il en est ainsi, » dit l'un d'entre eux, « le Lion reviendra à la vie plus fort et plus puissant qu'avant. »
Je me souvins soudain de la lutte et des précédents efforts, et je ne sais pour quelle raison, je sentis que cela ne me concernait pas mais que cela s’adressait plutôt à d’autres que je connaissais bien. Et au même instant, je vis notre jeune marié avancer avec sa jeune épouse, habillés comme précédemment, prêts et disposés au mariage, ce qui me réjouit grandement car je redoutais que ces choses me concernassent.
Quand, comme il a été déjà dit, notre jeune marié tout vêtu d’écarlate et sa chère épouse tout habillée de blanc très lumineux, s’approchèrent des vieillards, ils furent unis ; je me demandai curieusement comment cette demoiselle qui pouvait être la mère du jeune époux, paraissait néanmoins si jeune qu'elle ressemblait pour ainsi dire, à un nouveau-né.

Aujourd’hui encore, je ne sais de quelle façon ces deux péchèrent : peut-être en tant que frère et sœur trop unis par l'amour et qui ne pouvant être séparés, furent accusés d'inceste. À la place du lit nuptial et des noces, ils eurent la dure prison à laquelle ils furent condamnés à perpétuité. Toutefois en raison de la noblesse de leur naissance et de leur condition, et pour qu’ils ne puissent ensemble agir en secret et que tous leurs actes soient sous l’œil de leur garde, leur prison était plus transparente que le cristal et ronde comme la voûte céleste. Mais avant qu'ils y soient jetés, tous leurs habits et tous leurs bijoux leur furent ôtés et ils durent donc vivre ensemble dans leur prison, dépouillés et nus. Personne ne fut assigné à leur service, mais tout ce qui était nécessaire à leur nourriture et à leur boisson - la boisson ayant été puisée dans l’eau du courant mentionné plus haut - fut entreposé à l'intérieur avant que la porte ne soit fermée à clef avec grand soin et scellée du sceau de la Confrérie ; je fus mis ensuite de garde à l’extérieur. Et comme l'hiver approchait, je dus chauffer convenablement la chambre pour qu’ils ne gelassent point, ni ne brûlassent, mais à l’unique condition qu’ils ne puissent en sortir pour s'échapper. Et si par négligence je manquais à ces consignes, je recevrais assurément une lourde et sévère peine.

Je passais quelques jours dans une réflexion profonde, examinant ce que je pouvais faire lorsque je me souvins comment Médée avait rendu la vie au cadavre de Jason, je me dis : « Si Médée l’a fait, pourquoi ne pourrais-je le faire aussi? » Je commençai donc à réfléchir à la façon de procéder, mais je ne pus mieux trouver que de maintenir une chaleur régulière jusqu'à ce que l'eau se retire et que je puisse revoir le corps mort des amants. Ainsi j'espérai éviter les dangers et m’en tirer avec tous les avantages et tous les honneurs. Par conséquent durant quarante jours, je maintins la chaleur comme j'avais commencé, et je constatai que plus je persistai et plus l'eau disparaissait, et qu’enfin les corps sans vie, noirs comme le charbon, réapparaissaient. En réalité cela se serait produit plus tôt si la salle n'avait pas été si hermétiquement close et scellée. Mais pour rien au monde je n’aurais osé l'ouvrir. Je remarquai alors très nettement que l'eau s’élevait vers les nuées, se rassemblant au plafond de la salle, puis redescendait en pluie ; rien ne pouvait s’échapper et notre jeune marié reposait sous mes yeux avec sa jeune épouse bien-aimée, morts et putréfiés, puant au-delà de toute mesure. Cette situation me rendit mal à l’aise et mes craintes et mes soucis me firent perdre mon courage ; je pensai alors que ce n’était pas une mince tâche que l’on m'avait confiée là. Je savais aussi que la Confrérie ne mentait jamais et faisait toujours ce qu’elle disait. J’exécutai donc mon travail avec zèle. Comme je ne pouvais rien y changer, et qu’en plus la pièce close se trouvait au centre d'une forte tour encerclée de puissants remparts et de hauts murs, j’acceptai ma tâche en demandant assistance à Dieu, en commençant par chauffer la salle par un feu modéré et constant, pour protéger du froid le couple emprisonné. Mais que se passa-t-il alors ? A peine sentirent-ils le plus léger des souffles de chaleur, qu’ils s’étreignirent si amoureusement que nul ne vit et ne verra plus jamais pareille chose. Et ils demeurèrent enlacés avec tant d’ardeur que le cœur du jeune marié disparut en un amour brûlant et que tout son corps fondit pour plonger et couler dans les bras de sa bien-aimée. Quand cette dernière, qui l'aimait autant qu’elle en était aimée, vit cela, elle commença par se lamenter en le pleurant si amèrement qu’elle l’ensevelit pour ainsi dire, sous un tel flot de larmes que l’on ne voyait plus ce qu’il était devenu. Cependant ses lamentations et ses pleurs ne durèrent que peu de temps car elle ne désirait plus vivre par trop de chagrin et mourut par sa propre volonté. Ah, pauvre de moi ! Dans quelle angoisse, douleur et détresse je fus quand je vis ces deux que je devais aider, entièrement réduits en eau et gisant morts devant moi. L’échec indubitable était là sous mes yeux, mais ce qui me rendit plus amer encore (et ce que je craignais par-dessus tout), ce furent les sarcasmes et les ricanements qui allaient suivre et la punition que je devais subir. Je passai quelques jours à réfléchir attentivement, en étudiant ce que je pouvais faire, quand je me souvins alors de la manière dont Médée avait ramené le corps de Jason à la vie, et ainsi je me dis : « Si Médée l’a fait, pourquoi ne pourrais-je le faire aussi? » Je commençai donc à réfléchir à la façon de procéder, mais je ne pus mieux trouver que de maintenir une chaleur régulière jusqu'à ce que l'eau se retire et que je puisse revoir le corps mort des amants. Ainsi j'espérai éviter les dangers et m’en tirer avec tous les avantages et tous les honneurs. Par conséquent durant quarante jours, je maintins la chaleur comme j'avais commencé, et je constatai que plus je persistai et plus l'eau disparaissait, et qu’enfin les corps sans vie, noirs comme le charbon, réapparaissaient. En réalité cela se serait produit plus tôt si la salle n'avait pas été si hermétiquement close et scellée. Mais pour rien au monde je n’aurais osé l'ouvrir. Je remarquai alors très nettement que l'eau s’élevait vers les nuées, se rassemblant au plafond de la salle, puis redescendait en pluie ; rien ne pouvait s’échapper et notre jeune marié reposait sous mes yeux avec sa jeune épouse bien-aimée, morts et putréfiés, puant au-delà de toute mesure.

Je vis alors dans la chambre un arc-en-ciel, aux splendides couleurs, qui était né de la conjonction du soleil et de l’humidité ambiante, et cela me donna bien du courage dans mon désarroi. Je me retrouvai finalement plutôt heureux de voir mes deux amoureux étendus devant moi. Cependant, il n’y a pas de joie parfaite sans quelques douleurs et j'étais donc contrarié dans ma joie en voyant ceux je devais garder, gisant morts devant moi. Mais puisque leur chambre était faite d'une matière si pure et si solide et qu’elle était si hermétiquement close, je savais que leurs âmes et leurs esprits ne pouvaient s’en échapper et qu’ils y étaient encore retenus ; alors je continuai à appliquer une chaleur régulière nuit et jour, en accomplissant ainsi le devoir dont j’avais la charge, car je pensais que ces deux ne retourneraient pas dans leurs corps tant que l'humidité serait présente. Et en vérité j’étais sûr de cela car à maintes reprises j'avais bien observé que les vapeurs s’élevaient de la terre le soir, sous la puissance du soleil, pour monter comme si le soleil lui-même attirait l'eau. Mais la nuit, elles se rassemblaient en belle et fertile rosée qui descendait très tôt le matin pour enrichir la terre et laver les cadavres de nos morts ; de telle sorte que jour après jour, plus ces bains et ces lavages duraient et plus les corps devenaient blancs et beaux. Et au fur et à mesure qu’ils embellissaient et blanchissaient, ils perdaient leur humidité, jusqu’à ce qu'enfin, quand l'air devint léger et limpide et que toute l’atmosphère brumeuse et humide se dissipa, l'esprit et l'âme de la jeune épouse ne purent plus longuement demeurer dans l’air purifié et revinrent dans le corps transfiguré et glorifié de la Reine, et aussitôt que le corps ressentit leur présence, il ressuscita. Ceci me réjouit énormément, comme vous l’imaginer bien, surtout lorsque je la vis se relever, habillée des vêtements les plus beaux du monde, portant une couronne précieuse ornée de diamants purs, et que je l’entendis dire : « Écoutez, vous les enfants des hommes, et apprenez, vous qui êtes nés des femmes, que le Trés-Haut a le pouvoir de couronner les rois mais aussi celui de les détrôner. Il rend riche ou pauvre selon sa volonté. Il tue et rend la vie. Contemplez tout cela en moi car j’en suis la preuve vivante ! J'étais grande et je suis devenue humble. Et aujourd’hui, après avoir été abaissée, je suis couronnée Reine de plusieurs royaumes. J'ai été tuée et je ressuscite. C’est à moi qui suis pauvre, que les grands trésors des Sages et des puissants ont été confiés et donnés. J’ai maintenant le pouvoir d’enrichir le pauvre, d’amener la pitié vers l'indigent et d'apporter la santé au malade. Mais je ne suis pas encore comme mon frère bien-aimé, le grand et puissant Roi qui sera après moi éveillé de la mort. Quand il viendra, il vous prouvera mes paroles. »

Pendant qu’elle disait cela, le soleil brillait avec éclat, les jours devinrent plus chauds et la canicule fut à portée de mains. Mais, bien avant le somptueux mariage et la grande noce de notre nouvelle reine, de nombreuses robes précieuses furent préparées, en velours noir ; en damas de couleur gris-cendre ; en soie blanc comme neige ; une pièce d’argent d’une extraordinaire beauté, brodée avec des perles coûteuses et travaillée avec de merveilleux diamants étincelants fut aussi préparée. On prépara aussi des vêtements pour le jeune roi, à savoir roses avec des auréoles de couleurs jaune de fabrication coûteuse et  particulièrement un habit de velours rouge orné de rubis et d’escarboucles précieuses en très grands nombres. Mais les tailleurs qui réalisaient ces vêtements étaient invisibles et je m’émerveillai lorsque je vis que tous les manteaux et que tous les habits s’achevaient les uns après les autres, bien que, j’en étais sûr, seuls le jeune marié et sa jeune épouse fussent dans la chambre. Mais ce qui me stupéfia le plus, c’est que dès qu'un nouveau manteau ou qu’un nouvel habit se terminait, l'ancien disparaissait de ma vue sans que je sache où, ni qui l’emportait au loin. Et pendant qu'elle disait cela, le soleil resplendit avec force, les journées devinrent plus chaudes et la canicule s’installa. Mais longtemps avant le somptueux et beau mariage de notre nouvelle Reine, bien de précieuses robes furent tirées du velours noir, du damas gris-cendre, de la soie grise, du taffetas argenté et du satin blanc comme neige ; et même une robe argentée d’une extraordinaire beauté, brodée de perles précieuses et parée de merveilleux diamants d’un blanc étincelant fut également préparée. Des tenues pour le jeune Roi furent  apprêtées à partir d’étoffes précieuses, notamment des robes roses agrémentées de jaune-auréolin et particulièrement l’habit de velours rouge orné de rubis et d’escarboucles précieuses en très grands nombres. Mais les tailleurs qui réalisaient ces vêtements étaient invisibles et je m’émerveillai lorsque je vis que tous les manteaux et que tous les habits s’achevaient les uns après les autres, bien que, j’en étais sûr, seuls le jeune marié et sa jeune épouse fussent dans la chambre. Mais ce qui me stupéfia le plus, c’est que dès qu'un nouveau manteau ou qu’un nouvel habit se terminait, l'ancien disparaissait de ma vue sans que je sache où, ni qui l’emportait au loin. 

Après que ce précieux vêtement fut prêt, le grand et puissant roi apparut dans toute sa puissance et sa gloire, et nul n’aurait pu lui être alors comparé. Quand il découvrit qu'il était enfermé, il me demanda courtoisement avec des mots aimables de lui ouvrir la porte pour sortir et il ajouta qu’il en résulterait pour moi une grande bénédiction. Bien qu'il me soit strictement interdit d'ouvrir la chambre, je fus tellement subjugué par la belle apparence et la douce persuasion du Roi que je lui ouvris volontiers la porte. Et alors qu’il sortait, il parut si aimable, si plein de grâce et même si humble que l’on se disait en effet que rien n’honore plus les nobles gens que ces vertus.
Comme il avait passé la canicule dans une grande chaleur, il était terriblement assoiffé, faible et fatigué ; il me demanda donc de lui apporter de l’eau courante puisée sous les roues du moulin - ce que je fis - et il la but avidement. Puis il revint dans sa chambre et me dit de vite refermer la porte derrière lui, de crainte d’être déranger ou éveiller dans son sommeil.

Là il se reposa quelques jours, puis il m'appela pour lui ouvrir la porte. Alors je vis qu'il était devenu beaucoup plus beau, sanguin et splendide, ce qu’il remarqua aussi ; il pensa donc que l'eau était miraculeuse et pleine de vertus pour la santé. Par conséquent il m’en demanda encore et en but plus que la première fois et je décidai alors d’agrandir la chambre. Après que le roi eut bu de tout son soûl de ce merveilleux breuvage que les ignorants sous-estiment à tort, il devint si magnifique et si glorieux que jamais dans ma vie je ne vis quelqu’un de si belle prestance avec tant de noblesse dans les manières et la personnalité. Il m'amena ensuite dans son royaume et me montra tous les trésors et toutes les richesses du monde, de sorte que je dois dire que non seulement la Reine avait dit la vérité mais qu’en plus de ce qu’elle avait annoncé, le Roi offrait la plus grande part du trésor à ceux qui connaissaient ce trésor et qui pouvaient le décrire. Il y avait de l’or et des escarboucles précieuses à n’en plus finir, et ici, le rajeunissement, la restauration des forces naturelles, le rétablissement de la santé et la suppression de toutes maladies étaient des événements quotidiens. Mais le plus délicieux dans ce royaume était que le peuple connaissait, vénérait et louait le Créateur et recevait de Lui la Sagesse et la Connaissance, et qu’après tout ce bonheur passé dans le monde temporel, ils gagnaient la béatitude éternelle. Puissent Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit nous accorder cela !

FIN


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